Chapitre 10

La croirait-il ?

Betty froissait la lettre dans la poche de son manteau de cuir. Elle l’avait écrite en se levant et espérait la montrer à Pascal à la bibliothèque. Elle le rejoignait là un midi sur deux, s’installait à une table voisine de la sienne pour lire, lui chuchotait quelques mots en s’étonnant de ses réserves de patience… Elle avait dû admettre qu’il était beaucoup plus méfiant qu’elle l’avait imaginé. Mais elle l’aurait. Elle obtenait toujours ce qu’elle voulait. Elle n’était pas comme sa mère qui s’écrasait devant son père. Betty Désilets ne pliait jamais. Lorsque son père l’avait menacée de lui couper les vivres durant les vacances de Noël parce qu’elle avait refusé de l’accompagner au golf, elle avait rétorqué qu’elle le dénoncerait aux services de protection de la jeunesse ; on verrait bien qui aurait des ennuis. Ne valait-il pas mieux qu’ils continuent comme avant, chacun de son côté ?

Elle avait eu raison de lui demander d’augmenter son argent de poche. Elle avait pu acheter toutes les figurines du Seigneur des anneaux pour séduire Pascal. Elle les avait disposées sur la grande table du salon. Il serait sûrement impressionné quand il les découvrirait. Il croirait qu’elle partageait sa passion.

Sauf qu’il était sur ses gardes ; il n’accepterait pas de se rendre si facilement chez elle. Elle devait l’émouvoir pour le convaincre qu’ils vivaient le même rejet social. À l’école, elle ne parlait quasiment plus aux élèves de sa classe, mangeait rarement à la cantine, traînait après les cours pour éviter de prendre l’autobus avec ses anciennes amies. Amies… Avait-elle été proche de ces gamines ? Autant discuter carrément avec le petit Pascal qui n’était pas plus immature que Sophie, Marie-Luce ou Cynthia.

Il était assis près de la section Romans lorsqu’elle poussa la porte de la bibliothèque. Il leva la tête quand elle toussa, sourit quand elle lui sourit. Il y avait une chaise libre à côté de la sienne, mais il ne fit aucun geste pour inciter Betty à le rejoindre. Qu’il était donc énervant ! Si mou, si peureux. Elle continuait à fantasmer, elle le secouait en tous sens, écrasait sa petite face laide de batracien dans la boue, l’étouffait… Elle s’éloigna vers les rayonnages ; il ne devait pas déceler son exaspération. Elle revint avec un dictionnaire d’anglais ; elle faisait tous ses devoirs à la bibliothèque, désireuse de conserver une excellente moyenne pour que son père lui fiche la paix. Il avait passé une semaine à la maison, et ces sept jours lui avaient paru s’éterniser pendant mille ans ! Elle avait dû l’écouter chaque soir la gratifier de conseils pour son avenir, l’interroger à ce sujet sans écouter sa réponse, lui promettre qu’elle hériterait de la compagnie pharmaceutique si elle le méritait, si elle était la meilleure élève de sa promotion. Betty avait acquiescé à ces propos, puis avait fini par le questionner sur ses affaires, sur la manière dont il avait bâti sa fortune. Il avait été surpris, mais ne s’était pas fait prier pour narrer son ascension sans deviner que sa fille cherchait un moyen de gagner beaucoup d’argent rapidement. Avec Armand.

Betty avait souri toute la semaine à son père, alors qu’elle aurait voulu qu’il reparte au plus vite vers Miami retrouver sa femme ou sa maîtresse à Toronto et la laisse enfin seule, libre de recevoir Armand. Sept longs jours sans lui ! Sept jours qui lui avaient prouvé l’extrême puissance de son attachement. Elle ne s’était jamais ennuyée de Benoit. Armand lui avait manqué après une journée d’absence. Après une heure. Quand pourraient-ils enfin vivre leur amour sans contraintes ? Elle avait fait des recherches sur Internet pour dénicher le paradis qui les accueillerait, où on se ficherait de l’âge d’Armand, mais elle n’avait pas encore fixé son choix. Elle devrait en discuter avec son bel amoureux. Amoureux… Elle était si éprise de lui ! Si elle voulait faire renvoyer Benoit, ce n’était plus parce que sa relation avec Cynthia la blessait, mais parce que l’adolescent lui rappelait son manque de jugement. Comment avait-elle pu s’enticher de ce minable petit dealer ? L’ennui, sans doute.

Elle chercha plusieurs définitions dans le dictionnaire avant de relever la tête, même si elle était certaine que Pascal l’observait à la dérobée. Elle échangea un petit sourire avec lui ; était-il bon en anglais ? Elle adorait cette langue.

— Je veux voyager plus tard. Si je maîtrise l’anglais, je pourrai aller partout.

— Pas en Chine.

— Je suis sûre qu’on parle anglais à Hong Kong. C’était un territoire britannique jusqu’en 1997. Et c’est la langue des affaires.

— Seras-tu une femme d’affaires comme ton père ?

Elle eut un geste de dénégation ; elle ne voulait surtout pas ressembler à son père.

— Mais, d’après Benoit Fréchette, il ne me reste que quelques semaines à vivre.

Pascal s’était crispé en entendant le nom de son tortionnaire.

— À vivre ?

Betty fouilla dans la poche de son blouson, tendit la lettre à Pascal.

— Je suppose que tu en as reçu, toi aussi. Il est très fort pour faire écrire ses menaces par d’autres.

Pascal lut la lettre à voix basse. « Betty est niaiseuse. Betty est laide. Betty est une truie. Betty va mourir. Personne ne te regrettera, maudite vache. »

— On ne peut pas être une vache et une truie en même temps, corrigea Pascal.

Betty le dévisagea ; ce garçon avait des réactions bizarres. Pourquoi s’étonnait-il ensuite d’être mis à l’écart ?

— Il ne te tuera pas…

— Son trafic de dope lui a fait rencontrer du monde bizarre. Son fournisseur est très spécial. Il élève des rats.

— Des rats ?

— Oui. Ben pourrait me guetter et m’agresser avant que je rentre chez moi. Il me déteste. J’ai eu des courriels toute la semaine… Il menace de me crever les yeux. Ou de me couper la langue.

— La langue ?

Pourquoi répétait-il toujours les derniers mots de ses phrases ? Il était vraiment énervant ! Betty se leva à demi en s’étirant le cou, se rassit ; il valait mieux discuter de tout ça ailleurs. Il y avait trois élèves de sa classe à la table voisine.

— Veux-tu qu’on s’appelle, ce soir ?

— Pour parler de Benoit ? Je fais tout pour l’oublier, Betty.

— Ça ne marche pas, hein ? On devrait unir nos forces. Comme Sam et Frodon. J’ai leurs figurines. Tu pourrais venir chez nous.

Pascal gardait le silence, ne sachant que penser. Il se méfiait encore un peu de Betty, même s’il était certain que Benoit la traitait en paria. Maxime lui avait rapporté les rumeurs qui couraient sur son compte ; Betty Désilets couchait avec n’importe qui.

— Même si c’était vrai, avait déclaré Maxime, ce sont ses affaires. C’est son corps.

Pascal avait été un peu surpris de l’attitude de Maxime, ignorant que ce dernier répétait des propos de Grégoire, mais il n’avait pas été du tout étonné par la trahison de Benoit. Il cherchait à nuire à Betty pour le plaisir.

Est-ce que Benoit travaillait vraiment pour un fou qui élevait des rats ? Celui qu’il avait découvert dans sa case était bel et bien réel. Benoit voudrait-il qu’il soit dévoré par des rongeurs vivants ?

Il avait eu du mal, jusque-là, à imaginer la détresse de Betty, mais si le fou était aussi dangereux qu’elle le croyait ?

— Tu pourrais…

— On s’appelle ce soir, ok ? As-tu toujours le même numéro ?

Pascal acquiesça en cherchant quelles explications fournir à sa mère qui savait que Betty l’avait harcelé avant Noël. Il lui raconterait qu’elle s’était excusée, qu’elle regrettait ses gestes agressifs.

Et s’il était enfin débarrassé de Benoit Fréchette grâce à elle ? Il avait besoin de l’opinion de Maxime.

Quatre heures plus tard, en rentrant chez lui, Pascal se demandait comment Judith Pagé avait pu deviner qu’il faisait passer un message pour Maxime, quand Laetitia et Julie en échangeaient chaque jour sans se faire remarquer. Judith avait dit à Pascal qu’il n’était pas à l’abri des punitions parce qu’il partait dix minutes avant tout le monde. Elle lui avait donné à copier un texte interminable sur le sens du respect, sur le devoir d’être attentif en classe. Aucun élève n’écoutait Judith, mais elle ne les avait pas tous punis. Elle était injuste ! Parce qu’elle le détestait. Depuis le début de l’année ! Elle faisait semblant d’être gentille aux réunions de parents ou dans le bureau du directeur, alors qu’elle était pareille aux autres…

Pascal téléphona à Maxime après avoir refusé la collation que lui offrait sa mère. Il dut se contenter d’enregistrer un message sur le répondeur. Est-ce que Maxime pouvait le rappeler rapidement ?

Il ne pouvait deviner que Maxime soupait chez Léa et y resterait toute la soirée parce que Maud Graham était retenue au bureau. Il crut que Maxime tenait à garder ses distances. Quand Betty l’appela, il songea à Sam et à Frodon. Peut-être avait-elle raison. Ils étaient menacés par le même fou. Il devait s’appuyer sur elle. Et si ça ne fonctionnait pas, il disparaîtrait. Il marcherait jusqu’au pont et se jetterait dans le fleuve.

Au téléphone, Betty écouta Pascal avec une telle attention qu’il eut l’impression, pour la première fois depuis des mois, d’être intéressant. Elle lui répéta qu’elle regrettait d’avoir écouté les directives de Benoit, mais qu’elle ne savait pas jusqu’où il était capable de se rendre.

— J’imaginais qu’il voulait te taquiner un peu. À l’Halloween, j’ai capoté. C’est un malade. On s’est disputés, ce soir-là. Il m’a traitée de peureuse. C’est son truc, ça, il nous met au défi. C’est lui qui est lâche. Et c’est toi qui es courageux d’endurer tout ce qu’il te fait.

Elle reparla du fou qui élevait des rats, avoua qu’elle ne se sentait en sécurité qu’à la maison. Même si elle était souvent seule.

— Tu n’as pas peur ?

— Non, ici, je suis protégée. Il y a un système d’alarme relié directement au poste de police. Je te le montrerai. Pourquoi pas demain ? Après l’école ?

— Je… je devais jouer avec Maxime Desrosiers, mentit Pascal.

Betty ne fut pas dupe ; il se méfiait… Elle lui suggéra d’emmener Maxime avec lui. Elle espérait qu’il refuse sa proposition, mais si son copain l’accompagnait, il serait aussi épaté par la disposition des figurines dans le salon, par l’écran géant de la télévision, par tous les canaux captés par l’appareil.

— Emmène Maxime, insista-t-elle. Il a l’air correct.

— Je vais y réfléchir.

Betty raccrocha et chercha aussitôt le cendrier où elle avait déposé un joint entamé. Combien de temps pourrait-elle encore endurer Pascal Dumont et ses maudites hésitations ?

Elle fut aussi ravie qu’étonnée lorsque, à midi, Pascal lui déclara qu’il irait chez elle. Il s’était arrangé avec sa mère.

— Avec ta mère ?

Il ne fallait surtout pas que Mme Dumont se mêle de leurs affaires !

— Elle vient parfois me chercher après l’école pour que je n’aie pas de problèmes, mais je lui ai dit que j’allais au cinéma avec Maxime.

— Il viendra avec toi ?

— Non, il joue au hockey.

— Ce n’est pas grave. J’ai hâte de te montrer ma collection.

Pascal fut impressionné par les dimensions de la nouvelle maison des Désilets ; le père de Betty devait gagner plus d’argent que ses parents ne le supposaient. Quand ils entrèrent, Betty dut composer un code pour éteindre le système d’alarme ; elle lui montra le tableau où étaient inscrites toutes les pièces de la maison, les zones auxquelles elles se rattachaient.

— Au début, j’avais peur que le système se déclenche trop vite, mais on a bien assez de trente secondes. Suis-moi.

Pascal n’avait jamais vu de plafonds aussi hauts dans une maison. Les murs devaient mesurer quinze pieds. Il y avait des rideaux en voile et en velours dans le salon, des rideaux gris perle qui conféraient une impression d’opulence à toute la pièce, qui s’accordaient à l’épaisse moquette. Il avait regretté d’avoir oublié ses souliers, avait craint d’avoir froid aux pieds. Il appréciait maintenant de marcher sur le sol moelleux. Il s’approcha des fenêtres, remarqua des autocollants dans chacune des vitres indiquant que la maison était protégée par un système d’alarme.

— Qu’est-ce qui se produit si un bandit entre chez vous ?

— Le système se déclenche et avertit la police. Ils sont là en moins de cinq minutes.

— C’est déjà arrivé ?

— Oui, mentit Betty. Ça marche. Ils ont arrêté le voleur. En plus, on a un système pour l’éclairage : des lumières sont programmées pour s’allumer à des heures différentes chaque jour, pour que les bandits ne constatent aucune routine chez nous. Et il y a des téléphones dans toutes les pièces.

— Vous êtes très protégés.

Au début, il avait trouvé la maison imposante et froide avec ces meubles modernes en noir et blanc. Il avait pensé à un hôtel, puis à un bunker, mais l’idée de bunker justement lui plaisait bien. Il avait l’impression qu’il aurait pu demeurer des jours et des jours chez Betty sans sortir, à l’abri du monde.

— Viens !

Betty lui faisait signe de la suivre dans la pièce voisine.

— C’est notre salle à manger pour les réceptions. Moi, j’aime mieux souper dans la grande cuisine.

Pascal écarquillait les yeux ; toutes les figurines du Seigneur des anneaux étaient rassemblées sur une grande table que Betty avait recouverte d’une toile beige, une toile qui évoquait le sable des dunes. Il s’approcha, saisit la figurine de Sam.

— C’est mon préféré. Tout le monde aime Frodon. J’aime mieux Sam. Il n’a pas de pouvoir, pas d’anneau et il est brave. Et fidèle. Je devrais l’avoir à ma fête. J’aime aussi Gollum.

— Garde-le, si tu veux. Benoit riait de moi parce que j’adore Le seigneur des anneaux. Il disait que j’étais bébé.

— Cynthia a l’air plus jeune que toi, fit Pascal.

Betty eut un sourire sincère ; quel âge Pascal lui donnerait-il s’il ne la connaissait pas ? Quinze ou même seize ans.

— Je me demande ce qu’une fille de ton âge fait avec moi…

Il gâchait toujours tout ! Elle l’avait trouvé sympathique une fraction de seconde, mais il l’assommait avec sa méfiance ! Elle s’impatienta.

— Pour qu’on s’unisse contre Benoit. J’étais certaine que tu avais compris.

Voyant le regard effaré de Pascal, elle se reprit aussitôt ; elle ne voulait pas s’emporter, mais elle avait reçu d’autres menaces.

— Tu pourrais le dénoncer au directeur.

— Benoit dira que j’invente tout parce qu’il m’a laissée tomber. Toi, c’est différent.

— Mes parents ont déjà rencontré M. Delvaux. Il a proposé un rendez-vous avec le psy.

— Mais c’est Ben, le malade !

Elle expliqua à Pascal qu’elle était prête à témoigner avec lui de tous les mauvais traitements que Benoit lui avait fait subir depuis le début de l’année scolaire. Même si ça pouvait lui causer des ennuis puisqu’elle avait été assez bête pour obéir à Benoit, avant Noël.

— On doit se soutenir mutuellement. J’ai rêvé du fou aux rats, cette nuit… J’ai peur.

— Je croyais que tu étais en sécurité ici.

Betty acquiesça. Chez elle, tout allait bien.

— Avec votre système d’alarme, c’est sûr que tu dois être en sécurité.

Betty chuchota ; elle avait un secret… elle pouvait bien le partager avec lui…

Il hésitait, mais elle l’entraîna dans la chambre de ses parents, ouvrit un tiroir, en sortit le Luger.

— Ran… range ça. C’est… c’est dangereux.

Elle replaça le pistolet allemand, referma le tiroir. Elle avait voulu montrer à Pascal qu’elle avait confiance en lui. Avait-elle eu tort ou raison ? S’il s’en ouvrait à ses parents ? Non, il était aussi fasciné qu’effrayé. Il n’était pas insensible au pouvoir de l’arme. Elle-même s’en saisissait parfois et se regardait dans le miroir, tendant les bras droit devant elle, puissante.

— Veux-tu qu’on se commande une pizza ?

Il ne répondit pas, encore bouleversé par l’image du pistolet. Il n’en avait vu que dans les films.

— Il paraît que c’est lourd.

Betty retourna vers le tiroir, prit l’arme, la lui tendit d’un geste décontracté.

— Ça dépend pour qui.

Pascal faillit échapper le Luger, poussa un petit cri, mais le serra très fort dans ses mains. Il ferma les yeux durant quelques secondes, s’imagina qu’il avait Benoit en joue. Thibault, Mathieu, Judith Pagé. Il frissonna, rendit l’arme à Betty.

— Je pense que je vais descendre l’arme en bas pour qu’elle soit plus à la portée de ma main. Alors, veux-tu une pizza ?

Betty savait le numéro du restaurant par cœur ; elle avait l’habitude de commander ses repas par téléphone. Elle était chanceuse de manger ce qu’elle voulait !

— Tes parents sont partis pour longtemps ?

— Mon père revient souvent pour ses affaires, mais ma mère est en Floride.

Il retournait vers les figurines comme si elles l’aimantaient. Betty saisit celle de Sam, la rapprocha de celle de Frodon.

— C’est ainsi qu’on doit être. Unis. On doit dénoncer Benoit ensemble. As-tu gardé les messages que tu as reçus de lui ? Moi, j’ai été assez stupide pour les brûler dans le foyer. J’étais tellement en maudit !

Pascal n’avouerait pas à Betty qu’il les avait soigneusement rangés dans un cartable avec le dessein de jeter un sort à l’expéditeur avec la magie noire. Il se contenta de hocher la tête.

— Le mieux serait que nos parents viennent avec nous voir le directeur, non ?

— Ça va être compliqué avec mon père. Il ne sera pas disponible ce mois-ci.

— Tu dois te sentir seule.

Elle faillit répondre que non, puis elle s’avisa qu’elle attirerait sa compassion en affirmant le contraire.

— Je suis habituée. Certains soirs, j’envie ceux qui ont une vraie famille…

Embarrassé, Pascal s’approcha de la statuette de Legolas, toucha son arc du bout des doigts.

— Moi aussi, je sais tirer à l’arc. J’en ai un chez ma grand-mère. Elle a un grand terrain, je peux m’exercer sans danger.

— Tu tires à l’arc ? C’est difficile !

— Il faut être capable de se concentrer.

Betty dit qu’elle aurait peur de se couper les doigts avec la corde. Pascal précisa qu’on pouvait plutôt les brûler ou développer des ampoules, quoique…

— Aurais-tu aimé ça vivre dans l’ancien temps ? Moi, oui. Je mettrais des robes longues bordées d’hermine et des… Qu’est-ce qu’il y a ?

Pascal s’était souvenu du costume que portait Betty à l’Halloween, de ses cris, de ses rires.

— Je pensais à l’Halloween. Tu avais du plaisir, ce soir-là. Je n’ai pas senti que tu capotais comme tu me l’as raconté au téléphone, hier…

Betty se mordit les lèvres ; ce ton, ce ton de petit juge accusateur. Si elle avait pu lui coudre les lèvres, ne plus jamais l’entendre !

— J’étais gelée, si tu veux savoir la vérité. Je ne sais même pas ce que Benoit m’avait donné. J’ai perdu la carte. Je riais juste en regardant mes mains.

Elle avança ses mains vers Pascal, les agitant, les retournant en tous sens.

— Trouves-tu ça drôle ? Non ? Moi non plus. À l’Halloween, je suis restée sur un high assez longtemps merci. Après… j’ai compris qu’on avait été trop loin. J’ai dit à Benoit qu’on devait tout arrêter. Il a ri de moi. Je me suis rendu compte qu’il ne m’aimait pas. Il a profité de moi. Maudite niaiseuse, je suis juste une maudite niaiseuse. Il y a des jours où j’aimerais mieux être morte… Ce serait plus simple.

— C’est sûr.

Il y eut un long silence ; Betty était certaine que Pascal avait déjà songé au suicide, mais elle n’osait l’interroger à ce sujet.

— C’était mon premier vrai amoureux. J’aimais ça écouter de la musique avec lui. Toi, aimes-tu la musique ?

Pascal avoua qu’il s’y connaissait peu. Il préférait le cinéma.

— Je vais te faire entendre mes disques préférés. Je les écoute quand je suis trop déprimée. Ça me relaxe. On dirait que je me fonds dans la musique, j’oublie tout.

Elle dévalait l’escalier, se dirigeait vers le salon, ouvrait les tiroirs où dormaient des dizaines de CD, en sélectionnait quatre.

— Tu verras, c’est cool.

Betty se laissait tomber dans un profond fauteuil en faisant signe à Pascal de l’imiter. Il hésitait pour s’étonner ensuite du confort du canapé.

— On croirait un nid. C’est mou et dur en même temps.

Il sursauta quand retentirent les premières notes de l’album du groupe rock ; il faillit prier Betty de baisser le volume, mais elle avait fermé les yeux. Il l’imita, se concentra sur les paroles. Il était question de vengeance, du jour où une punition terrible s’abattrait sur les voleurs d’âmes. Est-ce que Benoit et ses amis lui avaient volé son identité ? Il était si obsédé par eux qu’il ne réussissait plus à lire avec le même plaisir. Ils l’avaient ignoré au cours des derniers jours, mais il n’était pas assez naïf pour croire qu’ils avaient renoncé à l’intimider. Ils préparaient quelque chose. Une chose qu’il ne pouvait nommer, qu’il ne pouvait deviner, et qui le hantait jour et nuit, nuit et jour. Il aurait préféré rencontrer une orque, il aurait pu essayer de se défendre en lui tirant des flèches ; il l’aurait tuée ou il aurait été tué, mais au moins il n’y penserait plus. Tandis que Benoit et ses sbires parasitaient son esprit, l’occupaient tout entier, le dévoraient à petit feu comme un cancer. Betty croyait-elle vraiment que leur témoignage commun les libérerait ? Il s’enfonça dans le fauteuil, il commençait à apprécier la musique.

Il poussa un cri quand le livreur de pizza sonna à la porte d’entrée. Betty porta sa main à son cœur.

— Je suis trop nerveuse depuis que j’ai rêvé au fou des rats. Il m’obsède.

Ils mangèrent leur première pointe de pizza en silence, puis Betty questionna Pascal sur les réactions du directeur adjoint lorsque sa mère l’avait rencontré.

— Il était… On le dérangeait, j’imagine.

— C’est pourtant son travail !

— On pourrait jaser avec Germain à la place. Il est correct.

— Il devra se référer au directeur adjoint qui consultera ensuite le directeur général. Ça ne servira à rien.

— Je ne vois pas pourquoi le directeur adjoint m’écouterait plus, cette fois-ci.

Betty tapota la main de Pascal dans un geste complice.

— Parce qu’on lui apportera des preuves.

— Des preuves ?

Betty se leva, ouvrit une armoire d’acajou, sortit une petite caméra vidéo.

— On filmera Benoit. Quand il vend de la dope. Je prétendrai que je veux en acheter et, toi, tu enregistreras la transaction…

— Il me tuera s’il s’en aperçoit.

— Je te protégerai.

— Avec quoi ?

— Je prendrai le Luger. Ou le calibre 22 de mon père. Évidemment, j’enlèverai les balles, mais Ben ne le saura pas. Il aura assez peur… Pour une fois !

Pascal regarda sa montre, hésitant à accepter le projet de Betty et cependant tenté par cette idée… Si elle avait raison ?

— Je dois partir. Ma mère va s’inquiéter.

Betty fouilla dans les poches de son jean, en sortit un billet de dix dollars.

— J’appelle un taxi. Je ne veux pas que tu aies des ennuis à cause de moi. J’ai déjà assez de choses à me faire pardonner.

Pascal refusa, mais Betty enfonça le billet dans la poche de son manteau.

Tandis qu’il montait dans la voiture, elle souriait, satisfaite d’avoir si bien manœuvré Pascal et d’avoir su dissimuler son excitation après avoir appris qu’il tirait à l’arc.

Elle ne se contenterait pas de se venger de Benoit Fréchette…

 

*    *    *

 

L’air froid de janvier sentait l’iode et le sel, comme si le soleil embrassant la neige révélait une nature de mer, d’océan. Le ciel était pourtant de ce bleu intense qui exclut tout apaisement, tout redoux et Maud Graham toussa un peu en inspirant pour goûter l’odeur de fraîcheur qu’elle aimait tant. Elle détestait l’hiver, mais aimait son parfum si net, si sec qui lui éclaircissait les idées.

Elle se félicita d’avoir acheté un anorak à Maxime. Elle ne l’aurait pas autorisé à jouer au hockey si elle ne l’avait su si bien protégé du froid. Elle aurait bien souhaité que son Kanuk vert soit aussi rembourré pour amortir les inévitables coups échangés durant la partie, mais Maxime disait que le casque et les gants étaient suffisants. Il ne voulait pas se différencier de Max.

— Max, c’est votre capitaine ?

— Non.

— Vous semblez lui obéir.

Maxime avait expliqué que c’était lui qui avait formé l’équipe. C’était normal qu’on l’écoute. Il avait ensuite parlé de Léo, comme il le faisait chaque fois qu’il voulait changer de sujet.

Une bourrasque lui griffa le visage et elle enfonça sa tuque sur son front ; que faisait-elle là, à rôder devant la demeure de Mario Breton au lieu de réfléchir au chaud dans son bureau ? Elle s’approcha de la porte d’entrée, sonna. Elle savait bien qu’il n’y avait personne, mais elle avait envie de faire ces gestes quotidiens qui peuvent recréer une certaine vie. Elle entendit crier derrière elle.

— Madame ! Madame ! Vous sonnez pour rien, il n’est pas là.

Maud Graham se retourna. Elle ne reconnaissait pas le jeune homme qui la hélait, qui traversait la rue pour la rejoindre. Elle avait pourtant interrogé tous les voisins de Mario Breton. Elle se présenta, s’étonna ouvertement de ne pas l’avoir rencontré.

— Je reviens de voyage. Je m’appelle Charles. Charles Lanctôt. Pourquoi sonnez-vous chez Mario ? J’aimerais voir votre badge.

Maud Graham s’exécuta ; est-ce qu’elle était enfin tombée sur un voisin plus observateur que ceux qu’elle avait questionnés auparavant ? Sa méfiance lui plaisait.

— C’est moi qui suis chargée de l’affaire. J’aurais voulu vous rencontrer dès le début de l’enquête, mais vous étiez déjà parti. C’était un long voyage…

— Je fais huit mois dans le Nord et j’y retournerai l’an prochain.

— Dans le Nord ?

— Je suis chauffeur de taxi à Iqaluit. C’est payant, si on se tient tranquille, là-bas. Moi, je ne bois pas. À six dollars la bière dans un bar, tu gaspilles tout ton salaire. C’est vrai, Mario s’est fait tirer dessus ? Ma grand-mère m’a tout raconté.

— Votre grand-mère ?

— Mme Bordeleau. Celle qui habite la maison en briques rouges. J’habite chez elle quand je suis à Québec. Ça me permet de ramasser mon argent.

— Vous êtes économe.

— Je veux avoir une maison au Bic. C’est le plus beau coin du Québec. Je n’en reviens pas pour Mario…

— Vous l’avez bien connu ?

Charles hésita ; que pouvait-il rapporter d’intéressant sur cet homme ?

— On gèle. On pourrait rentrer chez ma grand- mère ?

Maud Graham préférait discuter en privé avec ce nouveau témoin.

— Si on prenait un café dans le coin ? Je vous raccompagnerais ensuite.

Charles Lanctôt accepta aussitôt, s’approcha de sa voiture en lui faisant remarquer que le pneu avant droit était mou.

— C’est un réflexe, expliqua-t-il en bouclant sa ceinture. Je vérifie toujours tout avant de démarrer. C’est un maudit problème si on a une panne dans le Nord. Je pensais que vous aviez des voitures plus performantes dans la police.

Plus Charles bavardait, plus Maud Graham se persuadait que Breton et lui étaient opposés : l’un bavard, l’autre taciturne, l’un amoureux du fleuve, des îles du Bic, l’autre préférant les airs. Si c’était vrai que Breton s’intéressait à l’aviation… Peut-être la mer l’attirait-elle aussi ? Peut-être que son tatouage représentait une ancre de bateau ? Si seulement la peau n’avait pas été brûlée !

— Est-ce que Mario Breton s’intéressait à l’aviation ? La navigation ?

Charles avala une gorgée de café, se brûla, sacra, s’excusa.

— Je suis toujours trop pressé. L’aviation ? S’il avait une passion pour les avions, pour les bateaux ? On se connaissait peu, mais je l’aimais bien. C’est lui qui m’a parlé du Nord en premier. Je l’avais conduit en taxi jusque chez lui. Je lui avais appris que ma grand-mère habitait la même rue que lui. Je me plaignais de devoir économiser durant vingt ans avant d’avoir assez d’argent pour me payer une maison. Il m’avait conseillé d’aller travailler dans le Nord. « Les chauffeurs de taxi gagnent beaucoup d’argent à Iqaluit. »

— Il est déjà allé là-bas ?

— Non. Il en avait seulement entendu parler. On s’est revus une couple de fois par hasard. Ensuite, je suis parti. Quand je suis rentré de mon premier séjour dans le Nord, je suis allé frapper chez lui pour le remercier de m’avoir aiguillé sur Iqaluit. Tout avait bien marché là-bas. Il a répondu qu’il n’y était pour rien. Je lui avais apporté un cadeau pour le remercier, mais j’ai eu de la peine à le lui faire accepter. Il était embarrassé ! Je l’ai taquiné ; il était trop scrupuleux. Par la suite, on s’est croisés quelques fois dans la rue, c’est tout. Il n’était pas le genre à faire un pique-nique dans sa cour et à inviter toute la rue. Ça, c’est la spécialité des Wilson. Ils organisent un party chaque année.

— Est-ce que Mario y était ?

Charles souffla sur son café, plissa les yeux. Mario ? Au dernier party ? Non.

— Il devait être en vacances ailleurs.

— Les autres voisins prétendent qu’il n’a pas bougé d’ici depuis son emménagement.

— Je suppose qu’il n’avait pas envie de voir tant de monde. Il n’était pas jasant, Mario.

— Et la mer ? Il n’aurait pas mentionné un voyage en mer ? Qu’il aurait fait quand il était de votre âge ou même plus jeune ?

— La mer ? Pourquoi, la mer ?

— À cause de son tatouage. Il avait une ancre sur son épaule. Enfin, quelque chose qui y ressemble.

— C’est vrai, je l’ai remarqué, l’été passé, juste avant de partir. Ça m’a intrigué. On brûle le nom d’une fille qu’on n’aime plus, mais un dessin aussi banal… Il aurait dû le faire effacer au laser. C’est tout boursouflé. Je n’ai pas osé le questionner là-dessus… La mer ? Non, il n’a jamais été question de voyages. Ni en bateau, ni en avion. Il était du genre casanier. Petite routine pépère.

Maud Graham raccompagna Charles Lanctôt jusque chez lui, l’assura que son témoignage était utile. Plus elle rencontrait de gens qui avaient connu Breton, plus son idée de l’homme se précisait. Elle avait donné sa carte à Lanctôt, dit qu’il pouvait l’appeler à n’importe quelle heure si un détail lui revenait à l’esprit.

Même si Charles Lanctôt ne lui avait fait aucune révélation fracassante, elle était contente d’avoir échangé avec lui. Était-ce parce qu’il était un bon conteur ; elle avait enfin eu l’impression que Mario Breton était bien de chair et de sang. Les petits détails avaient chassé le fantôme. Breton avait une voiture de telle marque, il n’aimait pas les pique-niques ni ses voisins, il était gêné si on lui offrait des cadeaux. Comme elle, Alain avait dû se montrer patient. Et elle était toujours mal à l’aise lorsque Grégoire lui offrait un truc un peu cher ; elle refusait de profiter d’un objet qu’il avait payé avec l’argent d’un client. Mais il se vexait si elle refusait. Ils s’étaient déjà disputés à ce sujet et Grégoire l’avait boudée durant un mois : elle adorait faire des cadeaux. Pourquoi était-ce si compliqué d’en recevoir ?

Parce qu’elle avait l’impression de ne pas les mériter, lui avait expliqué un jour Léa.

Est-ce que Mario Breton partageait ce sentiment ? Lanctôt avait répété qu’il était embarrassé, alors que son cadeau n’était pas un objet de grand prix. Pourquoi avait-il fait tant d’histoires pour l’accepter ? Refusait-il un présent qui pouvait l’entraîner à nouer des relations avec son jeune voisin ? Pourquoi était-il aussi peu sociable ? S’il était à ce point misanthrope, il aurait dû choisir de vivre dans une de ces tours anonymes où personne ne s’adresse la parole. Pas dans une maison de banlieue où on discute avec les voisins par-dessus les clôtures, en étendant son linge sur la corde ou en mettant du chlore dans la piscine.

Maud Graham demeura un long moment devant la maison de la victime ; qui l’habiterait quand toute cette histoire serait réglée ?

— Breton avait-il l’intention de déménager ? avait-elle demandé au propriétaire.

— Pas que je sache, avait-il répondu. J’étais sûr qu’on signerait pour une autre année. C’était un bon locataire. Tranquille, pas exigeant. C’est sûr qu’il a été tué par erreur.

Par erreur ? Mais qui avait fait l’erreur ? Et qui devait être abattu à la place de Mario Breton ? Cette personne était-elle en sursis ? Ou avait-on fait disparaître le corps ? Pourquoi, dans ce cas, n’avait-on pas procédé ainsi pour Breton ? Pourquoi avait-on abandonné son cadavre en pleine rue ? Le meurtrier avait-il été dérangé ?

Des nuages de fumée blanche, épaisse, dodue s’échappaient des cheminées des maisons de la rue Louis-Francœur, rappelaient les volutes d’une cigarette et Maud Graham se pencha pour ouvrir la boîte à gants, là où elle avait souvent rangé un paquet de Player’s. Elle interrompit son geste, se sentit coupable, puis ridicule. Elle inspira profondément, tourna la clé pour démarrer.